XVI

Rouge, rouge comme du sang frais, comme une pluie hideuse après une bataille céleste. Et à l’intérieur du rouge se mouvaient des formes revêtues d’écarlate tandis que perçaient des sons trop légers pour que l’oreille les déchiffre, mais discernables tout de même.

Le rideau sanglant ne cessait d’onduler, comme animé par une force vive qui l’agitait dans l’air. Et soudain, Kadiya put voir. La langue de flamme cessa de l’éblouir.

Elle plongea le regard dans un puits d’obscurité, où des ombres immenses flottaient autour d’un fauteuil. Assise sur ce trône se tenait une silhouette recroquevillée, le dos voûté, la tête repliée sur la poitrine, comme trop lourde, les mains étalées sur les accoudoirs. Aucun vêtement ne voilait ce corps décharné. Seules des taches jaunes incrustées, semblables à des blessures inguérissables, marquaient sa chair putride.

Kadiya reconnut là celui qu’elle pourchassait, l’être marqué par le Fléau. Elle le crut mort, tant son corps était défiguré, monstrueusement déformé.

Et puis, le trône se mit à luire doucement, à prendre une teinte rouge, comme un brandon noirci que l’on replonge dans la flamme. La lueur grandit, s’intensifia, sans toutefois réussir à vaincre les ombres alentour qui, au contraire, se rapprochaient. Le corps se tordit sur le siège embrasé, la tête s’agita d’avant en arrière, montrant des yeux grands ouverts mais aveugles et une bouche grimaçante d’où les lèvres avaient disparu. La créature devait pousser des hurlements d’agonie, mais seul montait une sorte de mélopée étrange.

Le feu sembla s’enfoncer dans le corps. Les taches jaunes virèrent au noir et s’effacèrent, consumées. Le squelette se recouvrit de chair, cachant ainsi les os qui saillaient sous la peau flétrie quelques instants auparavant. La mâchoire se décrispa, la bouche se referma. Les yeux parurent voir à nouveau.

Et maintenant, redressant le dos, les mains protégeant son regard comme pour mieux observer la vie revenue, se tenait assis sur le trône un des Disparus. Il inspirait, par sa Puissance, cette même crainte respectueuse tout comme ces maîtres du Pouvoir que la Fille du Roi avait salués à genoux dans la grande galerie.

Mais lui se trouvait dans un autre lieu, fort loin du Temple de la Fleur et de la chambre où elle était couchée. Car Kadiya savait qu’elle dormait tout en étant certaine d’assister à une scène bien réelle.

Une ombre effleura l’être assis sur son trône incandescent. Celui-ci l’attrapa, l’attira contre lui et se retrouva vêtu d’un corset d’écailles, semblable à ceux fabriqués par les Singuliers, mais d’un noir si luisant que chaque mouvement le faisait rutiler comme sous l’effet des flammes.

Il allongea de nouveau la main vers l’ombre pour détacher avec ses doigts un morceau du voile brumeux. L’instant d’après, il tenait en main une baguette, longue comme un tiers de lance, au sommet de laquelle se forma une boule qui s’allongea et se modela pour devenir un crâne miniature, comme celui que portait le Skritek.

Les orbites du crâne s’emplirent d’une lueur rouge lorsque cet étrange Disparu brandit sa baguette dans les airs, avec un air d’exultation victorieuse. Il se leva, et le trône de son supplice commença à s’effacer lentement, prenant la teinte grise des cendres.

Saisissant sa baguette à deux mains, il souffla entre les mâchoires du crâne puis, d’un mouvement rapide, le fit tourner dans les airs. Un liquide épais et jaunâtre, semblable à celui répandu par le Fléau, gicla des mâchoires et jaillit droit sur Kadiya. Avait-il senti sa présence ? Heureusement, le coup ne l’atteignit pas.

De nouveau, il y eut un éclair de feu, puis l’obscurité. Elle sentit la caresse d’une brise légère, ouvrit les yeux et constata qu’elle se trouvait effectivement toujours dans la pièce où elle s’était endormie. Dehors, la nuit bleutée commençait à descendre. Kadiya se leva pour observer les alentours. Par la fenêtre, elle vit un bout de jardin, havre de paix et sérénité, et eut soudain l’envie de sortir goûter la fraîcheur de ce lieu de calme et de beauté.

Un calme et une beauté fort éloignés de ce lieu de ténèbres et de feu où une étrange créature avait reçu une vie nouvelle et une arme la dotant de terribles pouvoirs.

Car la jeune fille était certaine que son rêve était aussi réel que les visions de Salin. La scène à laquelle elle avait assisté s’était sans doute déroulée dans un lieu fort lointain mais elle était réelle, elle n’en pouvait douter.

Le besoin de retrouver la pureté et la paix se fit alors si fort que, sans prendre le temps de chercher une porte, elle sauta par la fenêtre pour descendre au jardin. Ses pieds s’enfoncèrent dans un gazon épais. Elle était entourée de grands buissons odorants et fleuris, se balançant doucement sous le vent nocturne. Debout, immobile, elle respira profondément l’air du soir.

Il lui faudrait sûrement raconter à ses hôtes ce dont elle venait d’être le témoin. Mais elle en éprouvait un malaise et retardait le moment. Il semblait à Kadiya que le fait même d’avoir assisté à la scène la souillait, comme s’il était impossible de franchir ce mur de flammes et de regarder la sinistre Puissance jouer de son pouvoir sans en être soi-même salie.

La jeune fille fit un pas en avant. Le simple souvenir de sa vision ramenait à ses narines l’odeur infecte du Fléau. Elle se pencha et enfouit sa tête dans les grandes fleurs épanouies comme pour s’emplir de leurs effluves parfumés. Un des insectes lumineux qu’elle avait aperçus à Yatlan la frôla, s’arrêta une seconde pour se percher sur sa main, les ailes palpitantes de joyaux étincelants.

« Oui, dit-elle tout haut à la nuit et à la créature ailée, oui, c’est bien… » Elle se tut, cherchant un mot assez évocateur pour exprimer ce qu’elle ressentait à cet instant.

« Quoi donc, Fille de Roi ? »

Kadiya sursauta et porta instinctivement la main à l’épée qu’elle avait ceinte avant de quitter sa chambre. Celui qui s’adressait à elle avait surgi de derrière un buisson et la regardait, avec une sorte de défi dans les yeux.

« Lamaril ! »

Il franchit souplement l’espace qui les séparait et, avant même qu’elle ne devine son intention, posa sa main sur le menton de la jeune fille et le souleva doucement, afin de la regarder droit dans les yeux.

« Tu t’obstines à me nommer, Fille de Roi. Cherches-tu à me lier à toi ? Que connais-tu de l’usage des pouvoirs ?

– Peu de chose, répondit Kadiya, en se libérant doucement de son emprise, sa paix intérieure disparue. Je n’ai aucune raison de te contraindre, guerrier.

– Parle-moi de cette effigie à mon image que tu as vue. »

Elle raconta en quelques mots comment Jagun et elle étaient arrivés devant ces monticules recouverts de boue séchée, sur la route oubliée, et comment le dernier d’entre eux, libéré de sa gangue, avait révélé une statue indiquant le chemin de Yatlan.

« Jagun connaissait les anciens récits, conclut-elle. C’est lui qui m’a dit que tu étais le grand héros de la dernière bataille. »

Pour la première fois, elle le vit sourire, de ce retroussis des lèvres imperceptible qu’avait également eu Lalan lorsque Kadiya avait parlé des Hassittis.

« Rares sont ceux qui savent de quels honneurs l’avenir les a parés, commenta Lamaril. Mais les anciens récits, les contes et les légendes déforment souvent les faits. Ainsi donc, les Gardiens sont encore là, même si la boue les a recouverts. Voilà qui donne à penser. Erous, Nuers, Isyat, Fahiel et moi, le dernier d’entre eux.

– Il y en a d’autres dans la Cité, sur les marches qui conduisent au jardin, ajouta Kadiya. Des hommes et des femmes. Sont-ils tous des gardiens ?

– Oui, répondit-il doucement en hochant la tête, et son sourire s’effaça, son regard se perdit dans le lointain. Nous étions nombreux et peu, si peu ont pu gagner la Porte. La terre elle-même a fini par se soulever et nous vomir tous, Lumière et Ténèbres ensemble. Fille de Roi…

« Je m’appelle Kadiya, l’interrompit la jeune fille. Si les noms donnent une emprise, alors je t’offre le mien en échange. »

Il eut de nouveau cet étrange sourire.

« Kadiya… Kadiya…, répéta-t-il comme s’il goûtait le mot sur ses lèvres. C’est un curieux prénom, mais tu le portes fièrement, Dame de Pouvoir. Donne-moi maintenant des nouvelles de l’ancien pays. Tout a dû bien changer…

– Dis-moi d’abord où se trouve le trône de feu sur lequel s’assied un moribond pour renaître à la vie… » demanda-t-elle.

Son sourire disparut complètement et ses yeux se rétrécirent :

« Que sais-tu de Varm ?

– Rien, hormis son nom que j’ai entendu ici pour la première fois. Mais j’ai fait un songe, aussi réel, je crois, que le sont les visions dans les coupes divinatoires. » Et la jeune fille raconta ce qu’elle avait vu dans la salle de feu et d’ombres.

« Ainsi, ça y est. Il s’est relevé ! dit-il d’un ton las. Cette lutte ne cessera-t-elle jamais… Il faut en avertir au plus vite Uono et Lica. Viens, suis-moi ! »

Il la saisit par le coude et l’entraîna derrière lui sur un chemin qui les conduisit devant la porte d’entrée du bâtiment qu’elle avait quitté quelques instants auparavant.

Cette fois, il frappa sur la plaque apposée près de l’entrée d’un coup exigeant, impératif.

Kadiya n’avait pas tenté de dégager son bras, comprenant que le moment était grave et que la présence de Lamaril, semblable à celle de Jagun, serait pour elle un soutien.

Elle se retrouva en présence des deux Disparus qui l’avaient accueillie et leur raconta son rêve. Ils échangèrent des regards sombres.

Lorsqu’elle eut fini, l’homme dit avec un accent de lassitude semblable à celui de Lamaril :

« Encore ? Cela ne cessera-t-il donc jamais ?…

– Comment pourrait-il en être autrement ? rétorqua la femme. Chaque chose doit avoir son contraire afin qu’un équilibre se maintienne. Là où règne la Lumière existent également les Ténèbres, afin, peut-être, de faire mieux ressortir la Lumière. Quoi qu’il en soit, le Pouvoir de Varm s’est réveillé et de terribles affrontements s’annoncent à nouveau. Heureusement, la Porte est verrouillée.

– > Que la Porte ne s’ouvre pour personne ! déclara l’homme ; mais Lamaril intervint :

– Il y a les Gardiens.

– C’est là une tâche… » Ce n’était pas au Capitaine des Gardes que s’adressait la femme. Elle regardait Kadiya, la jaugeant d’une façon si impitoyable que la jeune fille se raidit, prête à riposter.

« Cela pourrait se faire », ajouta l’homme d’un ton méditatif, en jaugeant lui aussi Kadiya.

Cette dernière sentait sa timidité disparaître peu à peu. Elle aussi voulait comprendre :

« Ai-je été amenée ici pour accomplir une tâche, Nobles Personnages ? Hésitez-vous maintenant à me dire quelle est cette mission ? J’ai choisi librement les marais. Aujourd’hui, le Fléau les ravage et d’autres dangers les menacent peut-être. Tant que cette épée sera entre mes mains, tant que je ne pourrai pas la restituer à sa terre d’origine, il me faudra suivre le chemin qu’elle m’indique. »

Ils continuaient à l’observer attentivement, à la mesurer du regard.

« Tu es d’un peuple que nous ne connaissons pas, dit lentement la femme. Mais il semble que tu aies, en quelque sorte, fait tiennes les vieilles terres. Si Binah t’a confié une tâche, c’est que tu en étais digne. Dis-nous en davantage, Fille de Roi, parle-nous de ta race et du vieux pays. Car nous ne pouvons prendre de décision sans mûre réflexion. »

Kadiya connaissait bien l’histoire de son peuple en dépit de ses réticences à étudier les anciens textes. Combien de fois avait-elle échappé à la férule de ses maîtres pour courir les marais ? Mais les innombrables récits qui avaient bercé son enfance restaient profondément ancrés dans sa mémoire. Elle tenta de les remettre en ordre dans sa tête. Ses ancêtres étaient venus d’outre-mer et s’étaient installés dans les marais, protégés au nord par la barrière de montagnes qui avait si longtemps assuré leur sécurité, et au sud par les forêts impénétrables de Tassaleyo.

Elle raconta l’assèchement des marécages, l’édification des polders à l’est et la mise en culture des terres, les échanges avec les Singuliers, la foire de Trevista, le respect des siens pour les habitants des marais et les liens d’amitié qui les unissaient.

« Nous ne sommes pas un grand peuple, dit-elle, bien que son regard fier démentît ses paroles, mais nous avons mis en valeur la terre et respecté le pays. Nous avons consacré nos forces au service du Bien et nous avons lutté contre le Mal. Les Nyssomus nous ont accueillis avec joie, les Uisgus ne nous craignent point. Nous ne passons par leurs terres que pour commercer et ils sont les bienvenus sur les nôtres. Nous combattons les Skriteks, mais tous les habitants des marais voient en eux un ennemi redoutable. » Kadiya s’efforça de décrire la vie à la cour de son père, à la Citadelle, et parla de l’Archimage Binah venue assister à la naissance des trois sœurs pour leur confier les amulettes du Pouvoir.

Puis surgirent, en désordre, des souvenirs de sang et de mort cruelle, d’horreur et de larmes, alors qu’elle racontait l’invasion labornoki, la cruauté de Voltrik et de son conseiller impitoyable, Orogastus, la quête qu’elle avait menée, celle d’Haramis et celle d’Anigel, et l’affrontement final des grands Pouvoirs, où elle avait failli voir succomber le monde qu’elle avait connu.

Elle parla longtemps, assise dans cette pièce. Par deux fois, Lamaril partit lui chercher une coupe pour la désaltérer, avant de reprendre sa place à son côté.

Lorsque, derrière les fenêtres, la nuit s’était obscurcie, des points lumineux s’étaient allumés en haut des murs, illuminant le visage de ceux qui écoutaient son histoire.

« De mon retour à Yatlan, je vous ai déjà parlé, vous ai déjà rapporté ce qui s’y était passé, fit-elle en caressant l’épée passée en sa ceinture. Mais ce que je viens de vous raconter sur les marais s’y déroule à l’instant même. Ce n’est plus de passé qu’il s’agit là, mais du présent, un présent menaçant.

« Yatlan… répéta celle qu’on appelait Lica, un accent de nostalgie dans la voix. Yatlan où nous avons laissé nos cadeaux d’adieu dans les eaux toujours vives. Toi qui es venue, dis-moi à quoi ressemble aujourd’hui notre Cité ? demanda-t-elle en tendant la main vers la jeune fille.

– C’est une ville oubliée mais non pas détruite, répondit Kadiya en se souvenant des trésors découverts dans la fontaine. Vos cadeaux sont toujours là où vous les avez déposés, Noble Dame. A l’intérieur de la Cité demeurent les Hassittis, comme ils s’appellent eux-mêmes, qui sauvegardent précieusement tout ce que vous avez laissé. Et il y a le jardin… »

Elle dégaina son épée et la brandit :

« Cette épée provient du jardin. Binah, l’Archimage, nous a confié à mes sœurs et à moi-même la tâche de sauver le Ruwenda. Elle m’a donné une racine qui m’a guidée jusqu’à Yatlan et que j’ai plantée dans le jardin. C’est d’elle qu’est sortie cette épée, l’un des trois talismans qui, réunis, forment le Grand Talisman Tout-Puissant au service de notre pays. Je n’y ai rien pris d’autre », ajouta-t-elle en songeant un instant au collier trouvé dans la fontaine.

La femme parut troublée :

« Si curieux… si étrange… On croirait entendre l’histoire d’un autre pays que celui que nous avons connu…

– C’est la vérité, pourtant ! » dit Kadiya en reposant la coupe après avoir bu une nouvelle gorgée. La boisson avait un goût étrange qu’elle ne parvenait pas à identifier, un peu acide mais réconfortant et très désaltérant.

– Nous ne le nions pas, Fille de Roi. Il s’agit de ta vérité, qui est la vérité d’aujourd’hui. Mais elle se rattache aussi, en partie, à une vérité plus sombre et menaçante. Nous étions – nous sommes – un peuple toujours curieux d’apprendre, dit lentement Lica. Nous avons arraché des secrets à la terre, à la fontaine de vie elle-même. Nous pouvions commander aux rochers, à la terre, à la mer. Et nous devenions sans doute de plus en plus avides de Pouvoirs. Nous avons joué les apprentis sorciers. A partir des éléments que nous connaissions, nous avons façonné de nouvelles créatures : ceux que tu appelles les Singuliers, de même que les Hassittis. Nous sommes intervenus sur la croissance des plantes pour le plaisir des yeux ou pour celui du goût. Pendant longtemps, nous avons consacré tout notre temps à modifier, à transformer la vie.

» Mais le Pouvoir appelle toujours le Pouvoir. Ceux qui s’en servent ne sont jamais satisfaits car le désir grandit sans cesse. Certains parmi nous ne se contentèrent plus d’œuvrer à partir de la nature. Ils cherchèrent à créer à partir d’autres sources.

» Les Pouvoirs se sont soulevés contre les Pouvoirs. D’autres comprirent à temps où mèneraient ces recherches et ces actes. Il y eut une guerre… »

Elle se tut et ses lèvres se plissèrent, comme pour avaler une nourriture amère :

« C’est là que nous avons découvert la face obscure du Pouvoir. La terre fut déchirée, les eaux lâchées pour inonder. Notre pays changea de visage, les marécages avaient tout envahi. Ceux qui étaient avides de sombres expériences créèrent alors les Skriteks et les plantes meurtrières qui se repaissaient de leurs victimes.

» Les cités furent assiégées et tombèrent, et nous combattions encore et toujours, force contre force, perçant sans cesse de nouveaux secrets des profondeurs des terres et des cieux infinis. A la fin, la Mort chevauchait à nos côtés. Certains des êtres des Ténèbres qui avaient libéré le Savoir Noir ne pouvaient être exterminés. Il en est demeuré une poignée.

» Fuyant une dernière confrontation, ils ont cherché refuge dans les montagnes, où ils avaient préparé leur retraite à l’instigation de leur tout-puissant et clairvoyant chef, celui qu’on nomme… Varm. Mais cela ne leur fut pas d’un grand secours, car notre malédiction était jetée : le jour où ils sortiraient de leur tanière, tous les maux du monde les frapperaient de pourriture !

» Ils gagnèrent tous ce refuge, hormis leur chef et deux de ses fidèles. Les autres s’installèrent dans des tombes, pour y dormir jusqu’au jour où Varm, dans sa clairvoyance, leur avait promis qu’ils régneraient à nouveau.

» Notre force de frappe les suivait à la trace mais lorsque les nôtres atteignirent le repaire dans les montagnes, Varm et ses deux compagnons avaient disparu. Nos gardiens scellèrent les tombes par une magie si puissante que, selon nos calculs, elle devait durer éternellement.

» Mais Varm avait son propre refuge. » La femme s’arrêta un moment avant de reprendre : « Il est difficile d’expliquer ces choses à quelqu’un qui ne partage pas nos connaissances. Tu as franchi une Porte, la porte d’un autre monde, où n’existent plus ni le temps ni l’espace, un monde d’où l’on ne peut revenir. Ce monde où nous avons choisi d’entrer est différent du tien où nous ne pouvons retourner. Varm a également trouvé un refuge similaire, en se servant de tous ses Pouvoirs pour l’atteindre. Mais son refuge est accessible aux êtres des Ténèbres, alors que notre monde n’ouvre sa Porte qu’aux êtres de Lumière.

» Ce que nous pensons, en conclusion, c’est que l’un de ces dormeurs de mort a réussi à sortir de son tombeau et qu’il est parti à la recherche de Varm pour obtenir de lui qu’il libère ses semblables et lève une nouvelle armée. »

Lamaril avait repris sa place aux côtés de Kadiya. Il lui toucha doucement l’épaule :

« Kadiya, raconte ton rêve.

– Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un rêve, répondit-elle. Je ne suis pas douée de clairvoyance, bien que j’aie pratiqué la divination. Mais ceci, je le jure une fois de plus, est ce que j’ai vu en songe. »

Et, n’omettant aucun détail, elle répéta toute l’histoire du trône de feu et de celui qui l’occupait. Puis, avant qu’on ne l’interroge, Kadiya posa plusieurs questions qui lui brûlaient les lèvres :

« Vous avez dit que vous ne pouviez pas retourner dans les marais. Ce suppôt de Varm peut-il le faire ?

Varm lui-même risque-t-il de revenir sur nos terres ? Nous n’avons pas encore pansé toutes les plaies d’une guerre récente. Allons-nous avoir à combattre un ennemi plus redoutable encore ? » Elle sentit un froid intérieur l’envahir tandis qu’elle attendait impatiemment les réponses.

L’homme parla le premier :

« Fille de Roi, notre route a divergé depuis trop longtemps de celle de Varm. Nous avons accepté que la nôtre soit sans retour. Pour ce qui est de lui, nous sommes dans l’ignorance. Peut-être Varm a-t-il trouvé le moyen de sortir de son refuge ? Peut-être le suppôt parti à sa recherche possède-t-il les armes pour franchir la Porte des Ténèbres en sens inverse ?… »

Kadiya les affronta du regard. Elle avait désormais surmonté toute timidité envers ses hôtes :

« Nobles, dois-je comprendre que vous ne pourrez nous apporter aucune aide ? Devrons-nous abandonner nos vies et nos terres à ce Fléau rampant, à la Puissance du Mal ? Car je ne pense pas qu’Haramis elle-même, malgré tout son savoir, soit capable de forger une arme susceptible de le vaincre.

– Il y a un moyen… » dit Lamaril.

Elle sentait sa présence et sa force derrière elle.

« Les Silencieux ne sont-ils pas restés dans ce but ? Il est ici quelqu’un susceptible de les convoquer, si telle est votre volonté. »

La femme hocha rapidement la tête :

« Ce Mal est venu de nous. Nous ne pouvons demeurer indifférents au fait qu’il étende ses ravages. Un Serment fut prononcé autrefois, Capitaine des Sindonas. Es-tu prêt à l’honorer ?

– Je l’honorerai, Lica, comme le feront tous ceux qui l’ont prononcé. »